Les récits manquants – Projet d’opéra populaire – Miléna Kartowski-Aïach

Résidence – Les récits manquants

Prémices d’un opéra populaire sur le plateau de Millevaches, porté par Miléna Kartowski-Aïach, accompagnée par le Site de pratiques théâtrales.

Le projet est soutenu par la mairie d’Eymoutiers, de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, et les habitants.

La résidence a représenté un axe des activités du Site de pratiques théâtrales (repérages, accompagnement artistique, technique…). Elle s’est constituée autour de deux temps forts :

  • novembre 2019 : repérages et rencontres, à partir de Lavauzelle
  • janvier/février 2020 : semaine de résidence à Eymoutiers (87), explorations et rencontre publique du 1er février, avec une centaine d’habitants du plateau, et rencontre à Limoges, le 2 février, à l’Irrésistible Fraternité, au sujet de Leros, le livre récemment paru de Miléna
  • en fin février 2020, Miléna a poursuivi sa démarche en se rendant à Limoges et Faux-la-Montagne

Opéra RMRencontre du 1er février 2020 à Eymoutiers, salle de la mairie

Lien vers l’émission de Nini Villegas sur Radio Vassivière

Les récits manquants

Opéra populaire au C.h.ŒuR du Plateau

Projet participatif de territoire, en Limousin, tissant des chants, témoignages et documents, pris en charge par des chanteurs et choeurs constitués, sur le Plateau de Millevaches et alentour. 

On y entend les chants et les voix qui ont résonné ici : celles des anciens, celles du quotidien, celles des révoltes et des résistances, celles des arrivants, exilés, qui y ont fait une place pour d’autres cultures, celles de la jeunesse et du monde, aujourd’hui – et les tentatives de faire monde commun à partir d’un espace donné.

Nous croyons que les chants de tradition orale sont autant de cocons où sont logés, chiffrés, des trésors de l’expérience humaine. Trésor pour l’anthropologie, sublimant anecdote et opinion.

Ces objets proches et étranges, à la fois situés et anonymes, sont indéfectiblement liés à une terre et un contexte mais – aussi bien – éternels et universels. Pollinisant leur environnement, ils se répandent, s’hybrident, et trouvent des échos de l’autre côté de la planète.

Dans un monde désaxé où les mécanismes conventionnels perdent leur crédibilité et révèlent leur sournoiserie (idéologie coloniale, dévoiement de la démocratie représentative, accélération du désastre écologique), nous avons à réinventer ensemble, à tâtons, un monde, à partir des fragments épars qui se présentent à nous, terrestres.

Là, le recours à d’autres cultures (les cultures éloignées dans l’espace ou le temps) s’avère un recours précieux, et accueillir l’autre (l’humain et le non-humain) une chance pour tous.

Cette initiative est portée par la Compagnie de théâtre anthropologique Les Haïm (Paris), et accompagnée par le Site de pratiques théâtrales Lavauzelle (Janaillat, Creuse)

Le visible / l’invisible

Le Plateau – une île – ses mouvements nomades

Le chant (du monde) – les chants, les langues

« Faire choeur » – polyphonie des voix, des corps

Les récits manquants – L’arrière pays d’un inconscient collectif…

une contre-histoire du récit national

L’espace vide, l’ouvert – dedans/dehors – le refuge, le sauvage

Le carnaval : l’anonyme, le furtif, le multiple, la fête

Le patrimoine immatériel… et ses pièges

La forêt (maquis), ses écologies

Anachronisme et dystopie

L’hospitalité et ses actes

Et s’il restait un chœur avant l’éclipse de notre temps ? Et si ce chœur tentait de convoquer les mémoires passées, présentes et futures afin d’opérer une réparation, là, maintenant, dans le tissu vibratoire du vivant ?

Et si nous tentions de faire chœur, comme un possible lancé vers le cosmos ?

Un chant de nos vies abimées qui désirent encore persévérer dans l’existence. Il résonne là, dans la poitrine, là, tout bas, dans les entrailles anémiées, jusqu’aux confins.

Chanter comme au premier cri, pour convoquer les champs de force qui nous entourent.

Mélanger nos voix et nos langues, partager nos vécus et nos résistances, en chœur.

Nos chants sont de peu mais ils sont tout.

Il existe un plateau au centre de la France, constitué par mille autres plateaux, chacun d’eux étant autant de sources. Un maquis où subsistent encore quelques gares.

S’y côtoient les frontières de la Creuse, de la Corrèze et de la Haute-Vienne, comme des nervures invisibles dans le paysage.

C’est une terre des confins intérieurs, l’oeil du cyclone – qui se fait oublier du monde pour mieux œuvrer. En ce coeur précaire, caché, anonyme, que s’inventent des modes d’existence sensibles. Beaucoup d’êtres en cavale ont trouvé refuge dans cette zone libre, mais aussi blanche où l’hyper-connexion n’est pas la bienvenue.

Juifs, italiens, résistants, kurdes, indépendantistes… des exilés, des urbains éreintés.

Territoire géographique pauvre et dépeuplé, participant de ce qui s’appelait la diagonale du vide… Pourtant les forces affluent pour imaginer. On y trouve des laboratoires, fermes du Goutailloux et de Lachaud, un Comité invisible, une Ecole de la terre, un centre d’art et du paysage, un syndicat et une fête de « la montagne Limousine ».

Une fois, des mambo haïtiennes – prêtresses du vaudou – sont venues parler à la forêt limousine et cueillir des lianes à Lavauzelle, pour les cérémonies des nuits à venir. On y a appelé Legba, l’esprit des carrefours, Balian, l’esprit de la forêt et des lianes, les Guédés, esprits des morts… Demande leur est faite de retisser le fil qui relie les humains aux forces du vivant, en résonance avec l’histoire des magiciens, rebouteux, sorciers et magnétiseurs qui ont mené et mènent dans les bois les rituels nécessaires à notre équilibre.

Le Plateau, c’est la terre-mère des troubadours, qui ont marqué les lieux de leurs poésie centenaire, qui bruisse encore en occitan.

Mais c’est aussi un affleurement de l’archipel, comme en témoignent les enfants déportés depuis les lointains du territoire national, et installés en Creuse, qui jusqu’à aujourd’hui chantent encore la mémoire du Maloya.

Là, pour tailler des bordures de trottoirs pour les grandes villes, on fait appel à des italiens fuyant le fascisme ; là, pour exploiter la forêt autour de Bourganeuf, on fait venir d’Anatolie des bucherons, migrants économiques ou exilés politiques ; là, à Mainsat, on a installé les réfugiés Kurdes ; là le ministère de l’intérieur « ventile » les demandeurs d’asile de Géorgie, Albanie, Afghanistan, Soudan, Ethiopie, Érythrée…

Creuse, creux, creuset…

Un énoncé s’impose aujourd’hui dans sur le plateau : « Il n’y aura pas d’expulsion dans la Montagne Limousine » !

Nous avons oublié, mais la terre, elle, se souvient de notre chant. Les racines circulent à travers le monde, ancrent et distribuent notre mémoire, celle de l’humanité, en rhizomes.

Elles savent les tremblements avant que les secousses n’atteignent l’écorce terrestre. Elles savent nos égarements et comment nous avons assassinés les sols.

Après l’histoire minière du Limousin (charbon, puis or, uranium…), les anciens ne reconnaissent plus le Plateau sous l’impact du reboisement intensif, l’industrialisation et la robotisation de la filière bois, le projet d’implantation d’une usine de pellets torréfiés qui viendrait consumer une quantité faramineuse de matière ligneuse. Fleurissent des projets de parcs éoliens, en dépit des possibilités de raccordement électrique, de la qualité d’exposition aux vents. Subsiste cette injonction de tirer quelque ressource de ce territoire délaissé, peuplé de vaches subventionnées par la Communauté européenne… d’en faire une arrière-cuisine de la métropole.

Nous nous sommes privés de l’humus, de la faune, du biotope, en plantant des essences uniques dans nos exploitations savamment alignées. Nous nous sommes condamnés en détruisant le vivant sous nos propres pieds.

Si nous écoutions enfin les lamentations de la forêt comme celles des mères yezidies, rescapées et des mineurs isolés qui peuplent les CADA et CAO du plateau ?

Chaque être vivant a droit au refuge et à un second souffle.

Encore une fois, les voix du monde convergent vers Millevaches.

Et si un opéra, notre opéra, permettait à ces chœurs réfugiés de faire assemblée pour raconter, se raconter et nous raconter le monde ? Si le chœur battant du plateau devenait une promesse lancée vers l’avenir pour ne pas abdiquer ? Un chant choral mais un chant monde, qui peut tout et relie les vivants, des entrailles de la terre au cosmos.

Miléna Kartowski-Aïach, avec Jean-François Favreau