Revue « Travaux en cours », 2007
Jean-François Favreau
La partition gestuelle et son théâtre
Grotowski / Decroux / Barba
On appelle ici « partition gestuelle », à priori, une ligne d’actions fixée à l’avance, qu’il s’agit pour l’acteur de réitérer, et qui diffère de la chorégraphie. Ceci sert de structure à la performance (terme que nous préfèrerons à « représentation »), et selon Grotowski de « tremplin », ou encore d’« échelle » vers ce qui, selon nous, dépasse le geste.
Sous cet intitulé, nous avons souhaiter croiser les expériences d’Etienne Decroux, acteur français et fondateur du mime corporel, Jerzy Grotowski, metteur en scène polonais et immense nom de l’histoire du théâtre, et Eugenio Barba, metteur en scène italien, directeur de l‘Odin Teatret installé au Danemark, chercheur et artiste qui tente une sorte de synthèse (parfois déformante) des deux héritages.
*
L’usage du terme partition, terme « froid » par rapport à celui de rôle, suppose une certaine déprise de l’acteur, qui doit faire confiance à la fois au metteur en scène (que Barba qualifie de « monteur »), et au présent, lieu où se joue le jeu de la connexion l’élaboration toujours neuve du sens. Pas de travail de table donc, pas d’accord préalable ; au contraire, l’acteur doit apprendre aveuglément partition et texte sans savoir où cela le conduira.
Ainsi Le prince Constant de Grotowski d’après Calderòn, où Ryszard Cieslak donne à voir l’agonie du prince comme une extase mystique face à la mort :
Le texte parle de tortures, de douleurs, d’une agonie. [Mais] tout le rôle a été fondé sur le temps très précis de sa mémoire personnelle lié à la période où il était adolescent et où il a eu sa première grande, énorme expérience amoureuse. […] Il a appris le texte par cœur, il l’a tellement absorbé qu’il pouvait commencer au milieu d’une phrase de n’importe quel fragment […] et de cette chose lumineuse, en travaillant le montage avec le texte, il est apparu l’histoire d’un martyre…
Grotowski, Hommage à Cieslak, académie expérimentale des théâtres, 9 déc. 1990
C’est donc contre l’idée d’un théâtre de la synthèse que se construit l’organicité du « théâtre pauvre » de Grotowski. Cet énoncé désigne un théâtre du peu, sans décor, sans masque ni trucs, sans pathos et sans garde-fou.
La minoration de la dramaturgie exige un travail d’autant plus important de l’acteur. Le décollement de l’action et de la narration se fait par une mise en question ou un fractionnement de chaque geste. Ainsi est réenvisagée la « méthode des actions physiques », du dernier Stanislavski, dont témoigne son acteur Toporkov ; ainsi le refus (otkas) selon Meyerhold, où chaque geste est précédé du contre-geste qui lui donne du volume et du délai. De même le travail aride du mime qui – figurant l’infinie division du paradoxe de Zénon – décompose le mouvement le plus quotidien pour le transformer en drame microscopique :
Plus s’accroît l’intérêt d’une action, plus diminue la perception de sa manière. Si l’on mourrait assassiné par un comique, verrait-on bien que notre assassin est comique ? Alors qu’on voit si bien la manière des actions dépourvues d’importance : fumer, manger, marcher.
(Decroux, Paroles sur le mime, 149)
Ainsi donc, le mime s’intéressera au petit geste, et à la disjonction qui permet de faire voir sa manière. Le mime, contrairement à la « chorégraphie » est une écriture non chorale, une écriture, littéralement de « partition » :
Le rapport qu’il y a de l’acte d’atterrir à celui de l’envol est celui que l’on voit dans « bruire » entre le « u » et l’ « i ».
Que l’on s’arrête au sol et la diphtongue est morte, coupée en deux, dissyllabée. Entre la descente et l’envol, une paralysie en lame s’est placée prestement. Et cette fâcheuse façon de rebondir que le danseur évite est celle, précisément, que le mime connaît bien et dans laquelle il se complaît, car c’est dans le malaise que le mime est à l’aise.
(ibid, 73)
De là une certaine activité du public, qui doit choisir de regarder celui-ci ou celui-là des acteurs, et d’opérer à un montage personnel du sens ou des sens donnés à voir. Les scénographies de Barba, inspirées de celles de Grotowski, renforcent cette injonction puisque les dispositifs utilisés sont très majoritairement non frontaux.
Ce mouvement centrifuge de l’énergie de l’acteur pose enfin la question du geste lui-même. Nous définirons ce terme comme suit : le geste désigne un mouvement accompli avec une certaine visée. C’est un signe corporel isolé, qui ne met souvent en jeu qu’une périphérie du corps, souvent la tête ou les bras : je puis faire un geste sans me lever, mais si mon corps est mobilisé, on dira que je gesticule.
Un geste n’est pas né du dedans du corps, mais de la périphérie (des mains et du visage). Il y a une grande différence entre un paysan qui travaille de ses mains et l’homme de la ville qui n’a jamais travaillé de ses mains. Ce dernier a tendance à faire des gestes plutôt que des actions. Mais souvent il n’est pas du tout vivant, il n’est pas organique.
(Grotowski cité par T. Richards).
A l’organicité de Grotowski, Barba, qui reste plus proche de la convention (plus proche de Meyerhold – ou de Decroux – que de Stanislawski), préfère le terme de « préexpressivité » – état scénique de l’acteur au moment où il ne joue pas. Decroux répond par l’attitude : le geste par excellence est la désignation, il se défausse d’une responsabilité :
L’art des gestes dit-on, inquiétante définition. Je préfère l’attitude au geste. Elle est singulier, il est trop pluriel.
Ou trop singulier : sous l’occupation, tels amis de l’Ennemi eurent parfois un beau geste. D’autres hommes eurent une belle attitude. Dans les deux cas, le geste passe, l’attitude reste.
Le geste s’adresse, il n’a pas d’adresse.
(PSLM, 123-124.)
Face aux gestes, qui désignent du doigt, on trouve donc après tout l’action dans laquelle l’acteur se jette tout entier, par laquelle il met son corps dans la balance, dans laquelle il s’engage lui-même en avançant à découvert sur l’espace vide de la scène comme sur le terrain risqué d’une l’expérience. L’acteur « saint » selon Grotowski se donne : il expose une attitude qui peut happer le spectateur hors de lui-même. La figure de ce théâtre est donc centrifuge/centripète plutôt que linéaire, refusant d’indiquer du doigt, une voie interprétative, privilégieant les sens sur le sens.
La notion de « geste artistique » est alors déjouée, et il faudrait différencier ici la position de ces trois créateurs, qui sont restés chevillés toute leur vie à une attitude, une « manière », de celles qui considèrent la pratique artistique comme une suite plurielle de gestes. C’est finalement dans le réseau disjonctif des formes que l’acteur trouve son unicité, et donne forme à sa vie.