Article « La croisée des chemins, Peter Brook à Wroclaw » – Les échos de Pologne, oct. 2009

 

Article paru dans « Les échos de Pologne », n°102, Oct. 2009,
par Jean-François Favreau

 

 À la croisée des chemins,

Peter Brook artiste invité à l’institut Grotowski de Wroclaw

Au mois de Janvier 2010, le public de Wroclaw pourra assister à la représentation d’Eleven and Twelve, dernier spectacle de la compagnie de Peter Brook d’après Vie et enseignement de Tierno Bokar – Le Sage de Bandiagara d’Amadou Hampaté Bâ.

Cette pièce, coproduite par L’institut Grotowski de Wroclaw, le Barbican Centre de Londres et le CICT/Théâtre des Bouffes du Nord de Paris (fondé par Peter Brook) viendra clore une année où l’actualité de M. Brook l’aura amené à faire des séjours répétés en basse Silésie. Il inaugurait en effet un nouveau programme de l’institut Grotowski appelé « maîtres en résidence ».

2009, c’est aussi à Wroclaw « L’année Grotowski »,  cinquantenaire de la fondation du Théâtre Laboratoire et des dix ans de la mort de celui qui fut l’initiateur. La présence bienveillante de Peter Brook alors prend une valeur toute particulière quand on considère le lien qui unissait ces deux hommes de théâtre, réformateurs majeurs de la scène du vingtième siècle.

En considérant ce morceau d’histoire partagé par les deux hommes, on peut discerner les signes de la grande Histoire : histoire intellectuelle puisque les deux hommes, qu’un intérêt commun lie aux travaux de Gurdjieff, ont profondément pensé le théâtre (Vers un théâtre pauvre de Grotowski et L’Espace vide de Brook comptent sans doute parmi les ouvrages sur le théâtre qui ont changé cet art au vingtième siècle) ; histoire politique puisque l’amitié des deux hommes et leurs migrations successives se sont construites en dépit de la difficulté de la donne de départ (un anglais et un polonais, nés en 1925 et 33). Cette relation parle enfin de l’histoire esthétique puisque la trajectoire des deux hommes, tous deux à la recherche des sources et principes du théâtre jusqu’à regarder à l’extérieur de celui-ci (rituels, jeux, sociétés traditionnelles…), a été fortement aimantée l’une par l’autre et ponctuée de frottements, mais a laissé finalement deux tracés très différents dans la deuxième moitié du siècle dernier.

Dans son dernier livre, publié en Janvier dernier par les éditions de l’institut Grotowski (en anglais) et simultanément en traduction française chez Actes-Sud, Peter Brook évoque ce parcours « avec Grotowski ».

Ce « avec » est décliné de plusieurs façons dans la relation des deux hommes qui commence en 1955 à Moscou (où Brook présente son Hamlet et où Grotowski en est frappé) et se finit en 1999 à la disparition du metteur en scène du Théâtre Laboratoire.

Curieux du travail de Grotowski, Brook l’invite en 1965 à la Royal Shakespeare company pour une série d’ateliers, il préface le célèbre recueil des textes de Grotowski intitulé Vers un théâtre pauvre, le rendant par là même « fréquentable », et lui consacre un chapitre de son propre Espace vide au sujet du théâtre sacré.

Mais « être avec », c’est aussi et surtout être l’interlocuteur, l’incitateur, le contradicteur parfois, et l’ami à qui parler et avec qui oublier le théâtre (comme disait Grotowski « avec Peter, je ne parle que de la vie »). Être avec, ce fut aussi être « du côté de », quand Brook écrivit et s’engagea pour venir en aide à son ami menacé par la situation politique Polonaise.

Enfin, « avec Grotowski », on sait que le créateur Brook prit finalement un chemin qui lui est absolument propre. Là où le polonais visionnaire, à Wroclaw d’abord (et en particulier dans la base de forêt de Brzezinka à quelques kilomètres de la ville), puis en Californie et en Italie, se mit à emmener progressivement ses acteurs radicalement hors du champ du théâtre, Brook s’installa durablement au Théâtre des Bouffes du Nord pour développer un art qui brille par sa maîtrise formelle, son expérience de toutes les dimensions du théâtre et de ses auteurs, et du considérable édifice que représente sa culture.

Si l’on considère d’un côté le prolongement contemporain du travail du Workcenter de Pontedera, dernier site de travail de Grotowski, où désormais Thomas Richards inscrit strictement son travail dans les traces du Grotowski des années 1990 (le groupe est depuis trois ans accueilli en résidence d’automne à L’institut dans le cadre du projet « Horizons »), et qu’on regarde de l’autre l’exemple des Fragments de Peter Brook, opus minimaliste pour trois comédiens composé d’après des fragments de textes de Samuel Beckett présenté à Wroclaw en Mai dernier, nous pouvons apprécier l’ampleur de la divergence entre la démarche du maître polonais et celle de l’anglais, refus radical chez l’un et besoin du public chez l’autre, tension vers la pureté d’un côté et sagesse comme équilibre de l’autre.

Mais, pour rendre justice à Peter Brook, on ne peut évoquer la sagesse sans immédiatement mentionner en contrepoint le caractère malicieux d’un homme chez qui l’intelligence paisible semble en permanence sur le point de verser dans l’humour.

Ainsi, dans le documentaire Brook par Brook, « portrait intime » du père anglais (Peter) par le fils français (Simon), projeté à Wroclaw dans le cadre du festival Le monde comme lieu pour la vérité de Juin dernier, on voit M. Brook regarder lentement et en détail le monde qui l’entoure, comme on regarde une pièce de théâtre, et déclarer avec une pointe de sourire et son indéfectible accent «J’aime beaucoup plus voyager que faire du théâtre.».

 *

 Eleven and Twelve, pièce en anglais surtitrée, fait suite à une autre adaptation de Vie et paroles de sagesse de Tierno Bokar par Peter Brook en 2004, évoquant la vie de ce mystique soufi de Bandiagara au Mali, fondateur d’une école Coranique.

L’équipe a commencé ses recherches à Wroclaw pendant le mois de Juillet sous le regard de Brook, Marie-Hélène Estienne (assistante et co-auteur de l’adaptation), et du partenaire de longue date, le musicien Toshi Tsuchitori.

Avec : Makram J. Khoury, Nyasha Hatendi, Tunji Lucas, Abdou Ouologuem, Jared McNeil, Khalifa Natour, César Sarachu, Maximilien Seweryn
– à Paris, Théâtre des Bouffes du Nord du 24 novembre au 19 décembre
– à Wroclaw, du 16 au 23 janvier 2010
– à Londres, Barbican Centre, du 5 au 27 Février 2010

 

POUR EN SAVOIR PLUS

Bibliographie :

 Peter Brook :
– With Grotowski. Theatre is Just a Form, édité par Georges Banu et Grzegorz Ziolkowski, avec Paul Allain, Janvier 2009.
– Avec Grotowski. Le théâtre n’est qu’une forme, Arles, Actes Sud – Papiers, collection « Apprendre » n°27, janv. 2009, 160 p. Traduit de l’ anglais par Valérie Latour-Burney
L’Espace vide : écrits sur le théâtre, Seuil, coll. « Pierres vives », 1977

Internet :

www.grotowski-institute.art.pl
www.rokgrotowskiego.pl
www.bouffesdunord.com