Entretien au sortir de sa résidence à Lavauzelle, en Août 2017, autour du spectacle Retour au noir, qui a donné lieu à une ouverture publique.
SPT Lavauzelle : De quoi la résidence a-t-elle été l’occasion ? Que s’est-il passé là par rapport à ton projet ?
Elisa Lécuru : Cette résidence a été le lieu d’une plongée profonde dans le spectacle et d’un retour à ces sources. J’avais formulé un objectif pour ce temps de travail : retrouver le lien qui m’attachait à cette forme, lien que je sentais émoussé. D’une manière lente et assez acharnée, en travaillant sur des détails, en prenant des notes, j’ai cherché et trouvé une amorce – un nouveau début – afin de mieux de dérouler la structure dans son entier. J’ai aussi travaillé mon rapport à la parole, qui est le socle de ce projet. Je voulais saisir un endroit de parole naturelle et libre, sans défaire le cadre formel de mon solo. Trouver l’équilibre entre naturel et formalisme, joie de dire et précision de faire.
Le lieu a-t-il induit un rapport à ton travail que d’autres lieux de résidence n’auraient pas autorisé/inspiré ?
Euh… oui. Rire. Tout ces lieux – hameau, maison, grange de travail – sont forts, austères, isolés, parfois lumineux, parfois très sombres. L’espace de travail est puissant en terme d’énergie. En tant qu’artiste il influe très fort sur ce qu’on y crée et qu’il faut savoir en faire son allié. Il y a quelque chose de très brut, primaire, qui empêche la triche, ou la décoration. Et puis cette trouée vers la nature, vers la forêt, je dirais « cet appel », ce point de départ, comme si de la grange on allait s’élancer dans la nature pour y disparaître. Cela rend cet espace unique et inspirant – aspirant. Pour résumé et pour le distinguer de mes très nombreuses résidences : une plongée « luthérienne », rires, dans le travail, pour un retour à l’essentiel.
Plus largement, quelle est l’incidence du lieu ?
Dans cette forme, je suis seule sur scène et il n’y a pas de décor. Tout est à vu, on voit purement le lieu. Il y a un rapport de dialogue, une porosité réciproque entre l’espace et ce solo. Dans sa nudité, ce spectacle montre le lieu. Et l’espace inspire beaucoup ce solo. Par exemple, les ouvertures et la lumière naturelle, stores, fenêtres, portes, sont des éléments que je mets en valeur. Le lieu modifie l’approche de mon projet, mais aussi également son environnement: l’équipe qui s’en occupe, ce qu’on en fait habituellement, sa destination première. C’est très important pour moi. Dans des lieux destinés à la danse, je danse tout le temps. Dans le cas particulier de Lavauzelle, je sais qu’il accueille souvent des chanteurs et des musiciens. Bien que ce ne soit pas du tout mon cas, rire, j’ai eu envie d’essayer l’appel chanté d’Orphée à Eurydice. Il y a une trace directe de cette influence, puisque j’ai gardé ce moment dans la pièce…
2° Comment définirais-tu l’art vivant qui est le tien ? Dans quel environnement, généalogie, l’inscri(rai)s-tu ?
J’ai tout de suite envie d’écrire que je viens du théâtre, car je suis montée sur scène la première fois quand j’étais enfant et c’est le théâtre qui a orienté tout mon parcours. En me formant, j’ai tissé des affinités plus précises, que ce soit par le regard, par la lecture, par la rencontre. Les formes théâtrales qui me touchent le plus sont des écritures post-dramatiques, qui transcendent la seule narration, pour être dans le glissement, la rupture, l’évocation… C’est très large ce mouvement et à l’intérieur de cela, mes figures préférées sont Angelica Lidell, certaines pièces de Rodrigo Garcia et dans un genre différent, la française Nathalie Béasse. Et la scène belge aussi, notamment Peeping Tom. Ces formes flirtent très fort avec la danse, souvent parce qu’il y a une liberté dans le rapport au corps, dans ses limites, ses possibilités métaphoriques et poétiques. La danse et aussi ce qu’on appelle non-danse, la danse qui donne sa place au corps tel qu’il est et non tel qu’il doit être. Voici pour mes inspirations et mes affinités de regard.
« L’art vivant qui est le mien » est tout neuf, encore fragile. Retour au noir est mon premier spectacle, et je suis en recherche à la croisée de ce théâtre post-dramatique, de la danse brute, et de la performance. C’est très important ma découverte de la performance, parce que c’est un mouvement qui dit « c’est bon, on arrête de mentir, il n’y pas d’autre réalité, je suis la, vous êtes la, dans cet espace, et on fait avec ». Et c’est ce que je tente avec Retour au noir : tout le monde est dans la même lumière, c’est une expérience partagée que je guide – certes – mais qui est transformée par l’espace, les visages, la température de l’air… Je fais venir beaucoup d’images, je re-convoque, ce qui fait que le public et moi-même sommes dans le même ailleurs au même moment.
3° A Lavauzelle, nous sommes préoccupés de la transmission orale, de la logique d’infusion des gestes (ou « arts de faire »), c’est à dire ce qui se véhicule de personne à personne à l’occasion d’une mise en présence (le spectacle vivant étant par définition une co-présence). Est-ce que cette catégorie évoque quelque chose dans ton parcours ?
Oui ! Cette catégorie évoque moi pour les lectures que j’ai faite de Grotowski mais aussi de Maria Knebel et de son interprétation de Stanislavski, dans son rapport aux actions. Ces lectures influencent ma manière d’être interprète. Mais aussi en tant que créatrice de formes théâtrales. Créer une structure puis travailler par séquence, préciser, préciser, préciser, mettre de l’attention à chacune de ses actions, un soin particulier, qui développe la présence, indispensable à cette co-présence. La façon dont Thomas Richards décrit la fabrication des courtes pièces par les acteurs de Grotowski a inspiré ce spectacle et m’a influencé, de manière diffuse, dans la structuration de ce solo.
Pour moi, la mise en présence réelle, non feinte, vient, du travail et de l’amour de ce travail. C’est lié à la discipline. C’est très présent dans les écrits des « maîtres » dont je parle. J’aspire beaucoup à cette discipline, à cette discipline bienveillante… que je n’ai pas naturellement. Rires.
4° Comment, selon ton expérience (en particulier avec ce projet, Retour au noir) le travail de création et la vie personnelle s’articulent-ils ? En d’autres termes, est-ce que tu vois une continuité, ou pourquoi pas une concurrence, entre créer un objet artistique et le geste de se construire soi-même ?
Et comment la nécessité que le travail soit vu, « diffusé » comme on dit, interfère-t-elle avec cette question ?
C’est une excellente question. Ce spectacle est tout à fait personnel : il part certes d’un mythe universel mais au fond il tourne beaucoup autour de la responsabilité individuelle, voire de la culpabilité, qui sont des questions intimes. C’est drôle, c’est un peu comme par rapport au lieu, il y a beaucoup de porosité. Ce spectacle a été une manière de me confronter intimement à ces questions, mais les réponses auraient été très différentes si je n’avais pas fait ce spectacle ! Je ne parle pas de thérapeutique mais d’une manière de s’approprier des questions personnelles par l’art, de les rendre « universelles». Dans ce sens : les sortir du champ psychologique par la conscience que d’autres peuvent les saisir. Ce qui me parle dans le mythe d’Orphée sont les thèmes de la responsabilité devant un acte, les thèmes de l’absence et du deuil. Ce sont des questions auxquelles nous sommes tous confrontés collectivement et individuellement.
Je pense que la où ce solo à eu un rapport très fort sur ma vie, c’est ce que je nommerai la « pacification ». J’avais un professeur de théâtre qui nous disait toujours : « il faut pacifier votre rapport au public ». Le rapport au public, dans la vie hors théâtre, c’est un peu le rapport à l’autre, en général : celui qui vous écoute, qui vous regarde. Un rapport qui s’inter-change toute le temps, bien-sûr. Ce spectacle m’a demandé de trouver un rapport scénique où je viens avec douceur, avec attention donner quelque chose aux gens qui me regardait. Sortir de la volonté, de la force. Et cette pacification scénique a engendré une chose similaire dans mon rapport à l’altérité en général. Ce genre d’impact sur la vie c’est peut-être ce qui fait à la fois la difficulté et la force du solo.
Je sais que je suis en train de terminer le spectacle car je sors d’une forme de gravité. Cette gravité, fixité, rendait à mon sens rendait la pièce « non-regardable ». Et amenait des retours du public du type : « mais qui y-a t-il derrière ? », « à quoi sert-on ? ». Avec le temps, arrive une légèreté, une mise à distance qui transforme cette pièce en un objet ayant sa vie propre et non plus en mon objet. Ce détachement sera le moment, sans doute, où la diffusion deviendra possible, comme quand à un moment on publie un livre parce qu’on accepte qu’il soit lu. Mon rapport à la diffusion de cette forme change en ce moment, j’ai davantage envie de choisir les lieux où je vais le jouer, plutôt que d’attendre qu’on me choisisse, qu’on me désigne pour jouer dans tel ou tel lieux.